Photo: Odile Debloos.
Texte de Philippe Leleux, de la Librairie du Labyrinthe, éditeur de l’Amassoer.
Min anmie Tchotchotte a s’ein est aller, éj sus triss’, même si depuis quelques mois, elle a eu la délicatesse de nous y préparer. Elle est partie vers encore plus de songes, car elle rêvait en picard bien sûr, ma toute tchotte tchotchotte.
Ma petite chérie dél tcheue d’vaque est passée de l’autre coté du fleuve, la Somme bien sûr, cette eau bénite qui coula à ses pieds pendant près d’un siècle charriant ses histoires de Saint-Leu, les cendres de deux guerres, les herbes des hortillons, les ragondins, les diries, les mentries, les légendes des Saints, les Marie-Gruette, les cris de Marie-Chrétienne, les colères de Ch’Lafleur, les boudus sauvés des eaux, chés nazus qui sautent du pont du Cange, les anguilles attrapées par Tchot Blaise, la sueur des émigrés venus reconstruire Amiens, les tchots pichons argentés chers à Pierre Garnier, (tu lui feras un gros bec su sbrongne de ma part).
Ton nid, le 23 rue d’el tcheue d’vaque, modeste moéson du XVIIe gardée par la cathédrale, bergère de craie qui veille sur les pauvres de Saint-Leu que tu anoblissais.
Moéson coincée entre les restaurants et les bars de nuits, comme toi, petite et fière, elle résiste à l’air du temps, avec un regard furieux et tendre vers les touristes, leurs nez collés souvent à tes vitres. Ils savaient très bien eux aussi que les secrets du quartier se trouvaient là. Ils voulaient saisir la mémoire de la petite chamane d’Amiens. Une fée, une sorcière qui pousse avec la voix perçante des petites filles, des incantations dans une drôle de langue : la maternelle, la douce, la chaude, la poétique, la colorée, la taquine, la scatologique, la drolatique, la tragi-comique langue du cœur : le picard.
Le picard ; « ch’est du français gadrouillé » disais-tu ! Que j’aimais ta mauvaise fois assumée. Pour me convaincre, tu tapais le pavé du quai de ta canne avec un regard sévère et riant, car au fond, tu savais bien qu’on ne convainc pas eune tête ed d’bos.
On s’est bien bataillé tous les deux autour de l’édition de ch’l’Amassoér et d’Min tchot Leu, mais qu’est-ce qu’on a ri pendant toutes ces heures de travail avec Margueritte Ducroquet qui nous a bien aidés.
Comme la fois où je suis allé chercher Tchotchotte en barque à moteur, car elle n’avait jamais vogué en face de chez elle. Fière tchu avec son sac sur les genoux au milieu de l’embarcation, elle a fait deux fois le tour entre le pont du Cange et celui de la Dodane devant des centaines de touristes amusés pour revenir accoster devant chez elle, et je criai :«Foètes plache chés geins, l’Preinchesse a reinte dains sin catieux !»
Tout nous était sujet à tendres chamailleries puisque tu vivais rive droite de la Somme et moi rive gauche. Même le ciel nous opposait : Quand qu’in-ne poére a tché dé ch’l’ab’e, a croét qu’a s’einvole ! Nous autres de Saint-Leu, nous sommes de bonnes poires et Tchotchotte, légère comme une plume, n’aura pas de mal à s’einvoler.
Comme j’ai regretté que tu ne sois plus vaillante lorsqu’ils ont gommé notre région. Tu aurais été notre Louise Michelle, oh pardon, notre Jeanne D’Arc pour sauver notre nom Picardie. Ah si c’était toi qui avais de ta petite voix fluette repris le slogan : «Picardie, j’écris ton nom», sûr que ton murmure aigu aurait percé les tympans des Bertrand et compagnie.
Tu n’as pas vu non plus l’obscène émission de M6 qui pour de l’argent, tire les gens vers le bas, toi, tu leur donnais de la hauteur aux sans voix.
Tu aimerais bien Marie Madeleine, je le sais, être réincarnée in tchotte soéris ou in oésieu pour er’r’tourner dains t’moéson.
Alors il nous reste un combat, pour toi et notre picard, langue du cœur, fabuleux patrimoine que l’on laisse en ruine : seuver t’moéson !
Il faut absolument sauver cette modeste et rare demeure, symbole de la résistance du petit peuple de Saint-Leu, qui enferme l’histoire et la mémoire des Amiénois recueillie précieusement par tes soins. Cette vie consacrée à notre passé reste l’âme endormie de ta maison, qui ne demande qu’à s’éveiller au monde, ce monde qui passe quai Belu, à la recherche d’un restaurant bien sûr, mais aussi à la recherche de sens et de culture.
Mesdames et Messieurs les décideurs, aidez-nous à la sauver pour qu’elle devienne un lieu de rencontre, de documentation et d’apprentissage de notre langue picarde, car Amiens a vocation à devenir une grande ville culturelle. Et quel plus beau cadeau offert au patrimoine universel que de sauver une langue sur le point de disparaître !
Alors, Tchotchotte nous regardera avec un beau sourire éternel entre ses fossettes, avec quand même les sourcils un peu froncés, parce que nous les Picards, on sait qu’i feut s’déméfier in molé.
Adé Marie-Madeleine, l’Princhesse ed san-Leu,
in darin tchot lèque su tin musieu
édvant éd t’einvoler avuc chés moénieux.
Philippe Leleux (tin Tchot leux)